Shinrin Yoku – Les bienfaits d’un bain de forêt confirmés par la médecine

Page de garde du livre "Shinrin youku" du Dr. Quing Li
Dr Qui Li Shinrin yoku – l’art et la science du bain de forêt First, 2018

Nombre de personnes apprécient un séjour en pleine nature et tout particulièrement en forêt. Le fait que ce soit une expérience non seulement agréable mais aussi régénérante est une affaire de bon sens. Il se trouve que des médecins japonais ont étudié scientifiquement cette question et ont confirmé l’importance de ces bienfaits. Loin d’être un caprice de scientifiques en recherche d’un sujet, ceci a un impact sur la manière dont nous devrions vivre nos vies, y compris professionnelles, sur l’importance de protéger nos forêts ainsi que sur la manière dont dont nous devrions aménager nos villes, nos maisons et nos lieux de travail.

L’ouvrage du Dr. Quing Li, médecin immunologiste, a été publié au début de l’année 2018 [1]. Au premier abord, il peut paraître étrange à l’européenne que je suis. Comment se fait-il que des médecins s’intéressent à un tel sujet ? Aussi intéressant et important soit-il, ce dernier est-il abordable par des études scientifiques ? N’est-ce pas étonnant qu’un tel ouvrage nous provienne du japon, pays qui nous semble être un des symboles de la modernité et de la vie urbaine ?

A y regarder de plus près, se préoccuper du bien-être d’une population de 127 millions d’habitants qui vit pour l’essentiel dans de gigantesques centres urbains est certainement un enjeu d’une énorme importance pour le Japon. Par ailleurs, nombre de japonais sont extrêmement attachés à leurs forêts. Quant à lui, l’auteur est resté connecté à ses propres perceptions et sensations, sans quoi ce savoir (et cet ouvrage) n’aurait pas pu voir le jour.

Ce livre de près de 300 pages est richement illustré. Il a clairement été écrit pour les non-japonais avec nombre de précisions sur des éléments de vocabulaire et de culture pertinents pour le sujet. Il a été écrit pour le grand public et il est très agréable à lire. Une petite bibliographie à la fin liste les principales études sur lesquelles il est basée, ce qui contribue à confirmer le sérieux de ce dernier.

L’auteur y présente l’art du bain de forêt à la japonaise, des séjours entre deux et quatre heures dans des lieux choisis, idéalement de belles forêts primaires (mais un parc doté de beaux bosquets d’arbres à feuilles persistantes et de conifères peut aussi faire l’affaire) et les bienfaits qu’il y a lui-même trouvé depuis son enfance. En nous présentant le contexte de cette pratique, il met en lumière le fait que, en même temps que les japonais sont totalement impliqués dans une vie urbaine trépidante, ils n’ont pas perdu leur connexion à la nature et cette dernipre imprègne très profondément leur culture.

Parmi plein d’éléments, les trois suivants m’ont particulièrement frappée :

« […] Yügen – la beauté et le mystère de l’univers, nous renvoie à ce monde, mais suggère quelque chose de situé bien au-delà.“

« […] Selon les deux religions officielles du japon, le shintoïsme et le bouddhisme, la forêt est le royaume du divin. Pour les bouddhistes zen, les textes sacrés sont écrits dans le paysage. Le monde naturel est le livre de Dieu. »

« […] Shizen, (qui se traduit par « nature » ou « naturel ») est l’un des sept principes de l’esthétique zen. Le shizen renvoie à l’idée que nous sommes tous connectés à la nature émotionnellement, spirituellement et physiquement et que plus une chose est proche de la nature plus elle est agréable. »

Ce qui est fascinant, c’est que non seulement un bain de forêt est quelque chose de très agréable, mais qu’il a des bienfaits qui sont essentiels important pour équilibrer notre vie actuelle, et il est possible de les décrire et de confirmer scientifiquement leur existence :

  • Facilitation du retour à l’instant présent

  • Diminution du stress et détente

  • Diminution de la pression artérielle

  • Amélioration des fonctions cardiovasculaire et du métabolisme

  • Diminution du taux de glycémie

  • Amélioration de la concentration et de la mémoire

  • Réduction de la dépression

  • Abaissement du seuil de la douleur

  • accroissement de d’énergie de la personne

  • Renforcement du système immunitaire

  • Accroissement de la production de protéines contre le cancer

  • Facilitation de la perte de poids

Et tout cela a été vérifié expérimentalement et mesuré…

De ce fait, le shinrin yoku est devenu une pratique encadrée par un programme sanitaire national, et nombre de forêts sont encore plus protégées qu’avant afin de la favoriser. Il en va de même de parcs urbains. D’autres pays, dont la Corée sont en train d’emprunter le même chemin.

L’auteur prend grand soin d’expliquer comment pratiquer le shinrin yoku, l’art du bain de forêt, comment y impliquer tous ses sens, quels chemins emprunter, comment prendre le temps d’être et de respirer tout simplement. Ses propos sont, par moments, très didactiques, mais je les sens aussi habités de beaucoup d’expérience.

Ce que l’auteur en déduit quant à l’aménagement de nos villes, de nos maisons et de nos bureaux me semble largement aussi important que tout ce qui précède. Nos villes doivent être vertes, elles doivent regorger d’arbres, les grands parcs y sont essentiels et ces derniers ne doivent en aucune manière être sacrifiés à la « densification urbaine » qui est devenue le nouveau mantra à la mode. Nos maisons aussi doivent être pleines de bois et de plantes, pas n’importe lesquelles, certaines étant plus adaptées à certaines pièces que d’autres. Quand nous n’avons pas de vue sur la nature, nos décors (photos, posters, etc.) doivent y suppléer. Les sons de la nature sont aussi très importants et ils ont leur place dans nos lieux de vie. Tout cela est encore plus indispensable dans nos bureaux où nous passons une très grande partie de nos vies, et le plus souvent dans un stress certain!

Cet ouvrage m’a fascinée. En même temps que j’ai pris le temps de le découvrir, une fois que je l’ai ouvert je ne l’ai plus lâché. Ce dont il parle me paraît essentiel pour l’équilibre de nos vies. Il se trouve aussi que nos forêts sont contiennent une forte proportion d’arbres à feuilles persistantes, dont les conifères, qui émettent des substances, les phytoncides, qui ont une grande part dans les effets du shinrin yoku sur notre organisme. Autant en profiter !

Même si le terme de sylvothérapie a été créée en français comme un équivalent du terme japonais de shinrin yoku, je serais heureuse que ce dernier s’impose et devienne la marque de cette pratique. Cette dernière est multidimensionnelle et, pour moi, le terme japonais englobe ces différents aspects, ce que le terme français ne fait pas. C’est aussi une manière de rendre hommage aux êtres qui ont pris le temps de mettre des mots sur cette pratique, qui ont travaillé dur pour en faire quelque chose de reconnu et documenté et c’est aussi un hommage à la culture dont elle est issue.

Accessoirement, je constate que plusieurs ouvrages sont publiés sur cette même thématique presque en même temps que celui-ci et une petite bibliographie figure ci-dessous.

[1] Dr QING LI ; Shinrin Yoku – L’art et la science du bain de forêt – Comment la forêt nous soigne ; First ; 2018

[2] Yoshifumi Miyazaki ; Shinrin yoku : Les bains de forêt, le secret japonais pour apaiser son esprit et être en meilleure santé ; Guy Trédaniel ; 2018

[3] Jean-Marie Defossez ; Sylvothérapie : Le pouvoir énergétique des arbres ; JOUVENCE ; 2018

[4] Eric Brisbare ; Un bain de forêt Broché ; Marabout ;2018

[5] Laurence Monce ; Ces arbres qui nous veulent du bien – A la découverte des bienfaits de la sylvothérapie ; Dunod ; 2018

[6] Clemens G. Arvay ; L’effet guérisseur de l’arbre : Les bénéfices émotionnel, cognitif et physique de la biophilie ; Le Courrier du Livre ; 2016

[7] M-Amos Clifford ; Le guide des bains de forêt ; Guy Trédaniel ; 2018

Souffrance au travail, l’éléphant dans la pièce

Affiche "we can do it" de 1943
We Can Do It! de J. Howard Miller, 1943. Source: Wikipedia et Wikimedia

En plus du chômage, très important dans nombre de pays, une proportion importante des personnes qui ont un emploi en souffrent fortement, au point d’avoir besoin de médication, de vivre des burnout (« bore out », « brown out », etc.) à répétition et de voir leur vie fortement entravée sans pour autant trouver de piste de sortie.

La situation est documentée par certains acteurs, en particulier les sociologues et les psychologues du travail. Les faits sont clairs et le problème va croissant. Les médias en parlent de temps à autre. Mais rien ne change. En fait, les acteurs politiques et économiques nient jusqu’à l’existence du problème, nient l’existence d’une crise très importante même dans les pays qui vivent un chômage plus réduit qu’ailleurs et osent affirmer que si des personnes ont des difficultés, cela est dû à des difficultés et des faiblesses personnelles. Ce faisant, ils confirment les mécanismes de maltraitance et d’écrasement des personnes mis en lumière par les personnes mentionnées précédemment.

Autant ce problème est majeur pour un nombre croissant de professions, de personnes travaillant dans des entreprises et des institutions publiques, autant même les syndicats ne semblent pas s’être emparés de cette problématique et de lui avoir accordé l’importance qu’elle mérite. Le fait qu’elle touche particulièrement le monde des services et des institutions publiques, univers souvent moins syndiqués que d’autres domaines professionnels peut expliquer une partie de ce manque de prise en charge. Mais cela ne l’explique qu’en partie et cela ne résout rien.

Nombre de personnes s’efforcent de tirer leurpropre épingle du jeu. Certaines peuvent avoir assez d’astuce, de relations ou de chance pour réussir. Le sort des autres est nettement moins évident. En ce qui me concerne, même si je salue le fait qu’un certain nombre de personnes arrivent à s’en sortir et à trouver une situation plus satisfaisante pour elles, il me semble que, ce faisant, elles confirment le succès d’un des mécanismes d’oppression qui est mis en jeu, qui consiste à isoler les personnes les unes des autres et à faire croire que les problèmes qu’elles rencontrent sont des problèmes personnels, pas la résultante d’une volonté et de mécanismes d’oppression imposés à des centaines de millions de personnes.

Je crains que la situation ne changera pas tant que les personnes qui vivent ce genre de souffrance et la grande masse des personnes travaillant dans le monde des services ne se syndicaliseront pas massivement, quitte à créer de nouvelles institutions au passage si c’est nécessaire, et tant qu’elles ne s’uniront pas pour imposer cette problématique et exiger une humanisation de leurs activités professionnelles.

Comme modeste contribution à cette lutte qui doit encore être menée, voici des éléments de documentation que j’ai trouvé dans mes propres recherches, et qui pourront servir à d’autres. Les références qui figurent ci-dessous documentent le caractère de « mal de société » que représente aujourd’hui la souffrance au travail, ainsi que les mécanismes d’oppression qui sont à l’œuvre.

 

Vincent de Gaulejac 

  • Travail, les raisons de la colère, Points, 2015 (pour l’édition de poche)
  • Le capitalisme paradoxant. Un système qui rend fou, Le Seuil, 2015
  • La société malade de la gestion : Idéologie gestionnaire, pouvoir managérial et harcèlement social, Points, 2009 (pour l’édition de poche)
  • Manifeste pour sortir du mal-être au travail, Desclée de Brouwer, 2012
  • La lutte des places, Desclée de Brouwer, 2014 (pour l’édition actuelle)
  • Vidéos online : https://www.youtube.com/results?search_query=Vincent+de+Gaulejac

 

Christophe Dejours

  • Souffrance en France. La banalisation de l’injustice sociale, Points, 2014 (pour l’édition de poche)
  • TRAVAIL, USURE MENTALE, Bayard, 2015 (pour l’édition actuelle)
  • L’Évaluation du travail à l’épreuve du réel : Critique des fondements de l’évaluation, Inra, 2003
  • Vidéos online : https://www.youtube.com/results?search_query=Christophe+Dejours

 

Isabelle Méténier

 

Christelle Mazza

  • Harcèlement moral et souffrance au travail dans le service public : Spécificités du service public, Prévenir le risque psychosocial, Réparer et combattre le harcèlement moral, Analyse de cas pratiques, Puits Fleuri, 2014
  • Vidéos online : https://www.youtube.com/results?search_query=Christelle+Mazza

 

Marie Pezé 

 

Publications accessibles online

  

Articles de presse :

On a toujours besoin d’un beaucoup plus petit que soi

Les ouvrages de vulgarisation ou de synthèse qui traitent des êtres vivants sont nombreux. Mais tous les domaines n’y figurent pas à parts égales. Les ouvrages sont d’autant plus abondants qu’ils traitent d’êtres qui nous sont proches.

La littérature concernant les mammifères et les oiseaux abonde. Celle qui concerne les autres animaux est déjà plus réduite. L’essentiel de la littérature concernant les plantes est constituée de guides d’identification. Peu d’ouvrages traitent de leur biologie. Ceux qui le font vont traiter essentiellement des plantes à fleurs [1]. Trouver des ouvrages qui abordent la biologie des mousses et des hépatiques relève du parcours du combattant. Les ouvrages qui traitent de l’évolution des plantes sont encore plus rares et il faut prendre pas mal de temps pour arriver à en trouver [2]. Le domaine le plus mal couvert est celui des organismes unicellulaires (bactéries, protozoaires, algues unicellulaires, etc.).  On peut encore trouver des ouvrages universitaires qui décrivent leurs mécanismes, mais les synthèses qui traitent de leur évolution, de leur place dans le vivant sont très difficiles à trouver, même en langue anglaise.

 

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Marc-André Selosse; Jamais seul; Actes Sud, 2017

En 2017, Marc-André Selosse, professeur de responsable de l’équipe « Interactions et évolution végétale et fongique » au sein du Muséum national d’histoire naturelle à Paris (et également actif dans un certain nombre d’autres université, cf. https://fr.wikipedia.org/wiki/Marc-André_Selosse ) a publié « Jamais seul » aux éditions Actes Sud [3].

Dans cet ouvrage, il nous parle des relations entre les êtres unicellulaires au sens large (il y inclut les champignons et les levures) avec le reste du vivant (végétaux, animaux en général, êtres humains en particulier). Il termine par les écosystèmes, le climat ainsi que nos propres pratiques culturelles et alimentaires. Il y montre combien nous vivons tous dans des symbioses avec des derniers, sans lesquelles, la plupart du temps, nous ne pourrions pas vivre (ou alors avec d’extrêmes difficultés). Il montre combien ces symbioses sont profondes, nous changent et combien elles ont aussi changé les êtres avec qui nous sommes en symbiose. Dans une postface, le célèbre botaniste Francis Hallé liste tout ce que lui-même y a appris et la liste est impressionnante !

Parmi une foule de choses, citons, par exemple :

  • Les plantes multicellulaires (descendantes d’algues vertes lacustres) n’ont pu conquérir l’air libre et les continents qu’après avoir conclu une association avec des champignons.
  • Dans une forêt un arbre est associé avec des centaines de champignons différents, qui peuvent eux-mêmes être associés avec de très nombreux arbres. C’est cela qui donne « l’internet des forêts » cher à Peter Wohlleben.
  • Les champignons et les bactéries qui sont en fusion avec un arbre ont une action à distance sur la capacité de ses feuilles à résister à toutes sortes d’agressions
  • L’élagage des branches mortes des arbres est dû à certains champignons
  • La dégradation des sols vient de ce que la fertilisation artificielle fait disparaître les champignons, levures et bactéries qui sont en symbiose avec les plantes. De ce fait, ces dernières ne trouvent plus naturellement ce dont elles ont besoin est c’est la fuite en avant !
  • L’hyper diversité des forêts tropicales est due au fait que l’arrivée d’un arbre d’une espèce favorise fortement ses pathogènes dans le sol, ce qui fait que, à proximité, les arbres des autres ont notablement plus de chances de pouvoir s’implanter.
  • Peut-être plus connu : si une vache mange beaucoup d’herbe, elle est en fait totalement incapable de s’en nourrir. Ce dont elle se nourrit, c’est des bactéries qui digèrent une partie des substances contenues dans ces dernières.
  • Ensiler du foin dans des balles en plastique induit une prédigestion par des bactéries qui facilite le travail du microbiote des vaches qui vont ensuite s’en nourrir.
  • Aucun animal herbivore n’est à 100% végétalien. Même une vache mangera le placenta de son petit après avoir mis bas. Les cervidés ne dédaignent pas compléter leur ordinaire avec un oisillon qui leur est accessible. Les très rares exceptions sont des « plantanimaux » de petite taille comme certaines hydres lacustres, qui vivent en fusion avec des algues et dont l’appareil digestif dégénère.
  • Le microbiote digestif avec lequel les animaux vivent en symbiose a un impact sur notre humeur et nos réactions, et cela peut se démontrer expérimentalement.
  • Un nouveau-né humain met à peu près trois ans à avoir un microbiote stable et efficace. Autrement dit, cela nous prend plus de temps que la marche.
  • Notre propre microbiote digestif, sans lequel nous aurions toutes les peines du monde à vivre est celui d’un omnivore. En tant que tel, il est significativement moins riche que celui des herbivores et aussi significativement plus riche que celui des purs carnivores. Nous partageons cette caractéristique avec les chimpanzés et les bonobos.
  • Certaines maladies, dont le diabète et le surpoids, sont associées à un microbiote particulièrement appauvri. Dans le cas du surpoids, ce dernier a également pour effet de changer les signaux envoyés au cerveau. La sensation de satiété est estompée ou disparaît, et est remplacée par un signal qui induit une faim permanente, ainsi qu’une attirance vers des nourritures qui tendent à entretenir le surpoids et à favoriser le microbiote qui s’est installé.
  • Lors du passage de la chasse cueillette aux premières formes d’agriculture, les humains ont perdu plus de 15 centimètres de hauteur et ont vu leurs problèmes de santé exploser.
  • À l’état sauvage, la plupart des plantes dont nous nous nourrissons aujourd’hui comportent des toxines très puissantes qui les rendent difficilement mangeables et qui expliquent les problèmes de santé dont ont souffert nos ancêtres.
  • Il a fallu des millénaires pour sélectionner à partir de ces variétés sauvages de nouvelles variétés qui ne comportent plus ou presque les toxines qui les rendaient si dangereuses auparavant. Nos ancêtres ont réussi ce tour de force sans rien connaître à la microbiologie, par une approche purement empirique.
  • Le problème de la conservation tout au long de l’année des produits de l’agriculture était tout aussi vital. La fermentation a joué un rôle particulièrement important dans ce domaine. Là encore, il a fallu des millénaires pour arriver à notre niveau actuel de maitrise, et l’essentiel de ce travail s’est fait sans que nos ancêtres connaissent quoi que ce soit à la microbiologie. Empiriquement, ils ont sélectionné des souches de germes et de levures qui ont évolué avec nous et, en retour, nous avons évolué avec elles.
    • Par exemple, la fabrication de fromages était une manière de réduire drastiquement la proportion de lactose dans le lait et de le rendre digeste pour nos ancêtres (qui ne pouvaient pas le métaboliser).
    • La production de bière ou de vin était une des manières de s’assurer d’avoir à portée de main une boisson sans danger, avant que l’on comprenne que faire bouillir de l’eau avait le même effet.
    • La fabrication de pain au levain assurait de pouvoir conserver et consommer le blé pendant une certaine période tout en évitant que d’autres germes beaucoup moins sympathiques ne s’y installent.
  • L’alimentation humaine a des points communs avec celle des fourmis Atta et celle de termites qui cultivent d’énormes souches de champignons dont elles se nourrissent collectivement. Nous faisons de même avec tous nos produits fermentés. Dans les trois cas, cela revient à sortir de soi une partie du microbiote utilisé pour la digestion et à l’utiliser collectivement.

Et il y en a encore de nombreuses autres choses passionnantes, dans cet ouvrage. Par exemple l’influence de certains cycles impliquant les unicellulaires sur le climat et l’apparition de périodes glaciaires.

C’est peut-être aussi parce qu’il traite d’un sujet très rarement abordé, mais lire cet ouvrage a pour moi été une source constante d’étonnement et d’émerveillement. J’ai un peu mieux mesuré à quel point les êtres vivants multicellulaires, nous y compris, sommes si profondément en symbiose avec les bactéries, champignons et levures que nous accueillons que nous aurions toutes les peines du monde à vivre sans ces derniers.

Ceci dit, cet ouvrage met également en lumière des enjeux beaucoup plus concrets qui ont un impact direct sur notre vie d’aujourd’hui :

  • L’agriculture industrielle a des effets catastrophiques sur les sols et nous avons tout intérêt à y mettre le holà dans les meilleurs délais, sans quoi nos sols ne pourront plus rien produire.
  • Nous sommes devenus extrêmement dépendants de variétés de plantes que nous avons adaptées à notre biologie. Si, pour quelque raison que ce soit, la culture de ces variétés ne fonctionnait plus, l’humanité serait face à un problème majeur.
  • L’ultra-hygiénisme dans lequel nous vivons actuellement a des conséquences très négatives sur notre système immunitaire et sur le microbiote avec lequel nous vivons. Nous devons rétablir une forme de « saleté propre » qui rétablit l’équilibre dont nous avons besoin pour vivre en bonne santé.
  • Il est nécessaire de prendre en compte l’influence de notre microbiote dans un certain nombre de problèmes de santé, point qui est souvent oublié par des professionnels.
  • L’être humain n’est pas un « herbivore dévoyé », contrairement à ce que prétendent certains. Nous sommes biologiquement des omnivores et notre corps a besoin d’une petite proportion de substances qui, dans la nature, sont d’origine animale. Le régime crétois fonctionne très bien. Un régime végétarien bien étudié peut aussi bien fonctionner. Mais un régime végétalien implique nécessairement le recours à des compléments. À ce titre, il ne peut pas se pratiquer simplement en changeant de livres de recettes et en imaginant que tout va bien se passer. Il impose d’étudier en profondeur la nutrition et de comprendre comment il faut compléter un tel régime. Le recours à un médecin nutritionniste spécialisé est plus que recommandé.

La lecture de cet ouvrage m’a appris d’innombrables choses et m’a ouvert les yeux sur de nombreux « mécanismes » fascinants des écosystèmes et des êtres vivants, nous y compris. Je ne peux que vous la recommander vivement.

 

[1] Un bon exemple est : S. Meyer, C. Reeb, R. Bosdeveix, Botanique, biologie et physiologie végétale ; Maloine ; 2013

[2] Voir, par exemple :

Jospeh E. Armstrong ; How the earth turned green – A brief 3.8 billion-year history of plants ; University of Chicago Press ; 2014

J. Willis, J. C. McElwain ; The evolution of plants (second edition) ; Oxford University Press ; 2014

[3] Marc-André Selosse ; Jamais seul : ces microbes qui construisent les plantes, les animaux et les civilisations ; Actes Sud ; 2017

 

 

Sommes-nous assez doués ?

Au début de l’année 2016, l’éthologue Frans de Waal publiait « Are We Smart Enough to Know How Smart Animals Are? » [1]. Pour une fois, la traduction française n’a pas tardé [2]. Dans ce texte, Frans de Waal fait un point de situation de la « cognition évolutive », i.e. de l’étude scientifique des capacités cognitives des différents animaux (humains inclus), en partant de la situation à la fin du 19e siècle à la situation actuelle.

 

Photo de couverture de l'ouvrage de Frans de Waal
Frans de Waal; Are we smart enough to know how smart animals are?;

Après avoir introduit son sujet, il traite du tabou qui a bloqué ce domaine durant de nombreuses décennies depuis le début du 20e, tabou incarné par l’école de psychologie comportementaliste (behavioriste) pour laquelle il était impensable d’imaginer qu’un animal puisse désirer quelque chose, avoir des plans, des émotions, etc. Pendant de nombreuses années, toute personne qui tentait d’aborder même scientifiquement ce sujet a été mise au pilori de la société scientifique mondiale. La situation n’a commencé à changer qu’au début des années 70, grâce aux travaux des pionniers du domaine, qui ont démontré que les choses n’étaient pas si simples et que l’approche comportementaliste pure était bardée de contradictions et d’incohérences. En fait, elle était une idéologie déguisée sous des oripeaux scientifiques, son seul but étant de préserver la singularité et la séparation des êtres humains par rapport aux autres animaux. Il décrit la lutte des éthologues contre ce courant et la manière dont ils ont progressivement accumulé des preuves issues tant de l’observation de terrain que d’expérimentation contrôlées qui démontraient que de très nombreux animaux ont de solides capacités cognitives, que ces dernières sont accessibles, étudiables et démontrables, pour autant qu’on se donne la peine de construire des expériences qui font du sens dans le contexte de ces animaux.

Dans les chapitres qui suivent, il traite de l’apprentissage, du langage, de la mémoire, de l’empathie, de la capacité de coordination entre individus (pour obtenir des choses qu’ils ne peuvent obtenir seuls), du sens de la justice, du sens politique et des luttes de pouvoir, des liens sociaux qui ne se réduisent pas à ces luttes de pouvoir, de la capacité de se projeter dans le passé et dans l’avenir, dans l’esprit de l’autre, de la fabrication et de la conservation des outils, de la conscience de soi et des autres, du conformisme aux normes du groupe, de la capacité de reconnaître les autres individuellement, et de plein d’autres sujets annexes. Il traite de ces différents thèmes en sortant du cadre des seuls grands primates (humains, chimpanzés, bonobos) pour parcourir l’ensemble de ce que nous avons appris de bien d’autres animaux (perroquets, loups, chiens, éléphants, dauphins, corvidés, poulpes, etc.). Il le fait en montrant l’évolution qui s’est produite sur ces différents thèmes depuis la fin du 19e, jusqu’à aujourd’hui, en passant par la « sombre époque » du behaviorisme, tout en montrant ce qui a permis de débloquer les choses. Il rend hommage aux pionniers du domaine et à tous ces collègues avec qui il a contribué à faire fondamentalement avancer notre connaissance de la cognition évolutive chez les animaux, humains compris.

Les conclusions sont que dans de nombreux domaines, certains animaux sont plus doués que nous, pour autant qu’on prenne la peine de faire des tests sensés pour eux et qui permettent réellement de comparer humains et les autres animaux. Par exemple, une expérience est complètement biaisée quand elle étudie la reconnaissance des visages chez les humains et les grands primates, si on demande à ces derniers de reconnaître des visages d’humains plutôt que ceux de leurs congénères, si on teste des enfants gentiment posés sur les genoux de leurs parents, en expliquant tout aux uns et aux autres (et en ayant une attitude chaleureuse envers ces derniers), alors que les chimpanzés sont enfermés dans des cages, dans un environnement stérile, et qu’ils ont face à eux des masques froids et distants. Dans les domaines où nos capacités sont meilleures, pensons au langage, la différence est une différence de degré pas de nature. Par ailleurs, nombre de ces capacités sont préverbales et peuvent apparaître chez des animaux qui n’ont pas de langage, comme les poulpes. Il y a de nombreuses autres conclusions tout aussi fascinantes dans cet ouvrage.

L’état de l’art de la cognition évolutive aujourd’hui est tel qu’aucun scientifique ne peut plus tenir de manière crédible la position des behavioristes d’antan. Les chercheurs d’aujourd’hui se divisent en « sceptiques » et en « défenseurs » de la cognition animale, Frans de Waal reconnaissant clairement qu’il se situe dans ce dernier groupe. Il ajoute également que les sceptiques les aident à progresser en posant des questions qui les défient et les poussent à aller toujours plus loin.

Là où la situation est problématique, c’est que si les scientifiques ont fait des progrès immenses depuis les années 70 et ne peuvent plus tenir de manière crédible la position qui affirme un abîme entre les humains et les autres animaux, nombre de personnes qui font partie des « humanités » (philosophes, journalistes, etc.) sont restées sourdes à cette évolution. Frans de Waal cite par exemple le cas d’un débat, où il a été confronté à un philosophe qui affirmait qu’aucun chimpanzé n’allait jamais risquer sa vie pour en sauver un autre qui serait tombé à l’eau. A cette occasion, Frans de Waal avait dû à plusieurs reprises affirmer que, au contraire de que prétendait le philosophe en question, les scientifiques ont été témoin de nombreux cas où cela s’est produit, certains ont été filmés, et où le sauveteur a parfois perdu sa vie pour en sauver une autre, les chimpanzés ne sachant pas nager et en ayant parfaitement conscience. En plus d’être très rigides dans leurs croyances, ces sceptiques d’un autre âge ont ceci de particulier qu’ils se permettent de prononcer des affirmations très hasardeuses au sujet d’animaux dont ils ne connaissent strictement rien, comme si leur statut leur permettait d’affirmer tout et n’importe quoi sans conséquence.

En fait, leur but est de maintenir coûte que coûte cet abîme entre nous et les autres animaux, comme si le monde allait s’écrouler le jour où nous admettons enfin que tel n’est pas le cas. Ce qui changera clairement quand nous cesserons, collectivement, de nous poser en roitelets et que nous admettrons que nous ne sommes pas séparés des autres êtres vivants, c’est que nous ne pourrons plus agir en disposant de ces derniers comme des choses que nous sommes libres de traiter à notre guise et selon notre bon plaisir.  Très clairement, l’enjeu est immense. Mais ce qui me frappe, c’est que, dans le portrait que dessine Frans de Waal, ceux qui refusent le plus ce changement ne sont plus les scientifiques spécialistes du comportement animal, mais tout une arrière-garde « d’humanistes » bloqués dans une vision devenue intenable de l’être humain et que ces derniers continuent à diffuser jour après jour leurs préjugés via les médias, l’éducation, la scène politique, etc. Combien de temps est-ce que ce front du refus va pouvoir continuer à faire barrage ?

En d’autres termes, si nous sommes finalement assez doués pour comprendre au moins un bout de ce dont sont capables les autres animaux, combien de temps allons-nous laisser nos préjugés nous aveugler?

 

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Frans de Waal; sommes-nous trop bêtes pour comprendre l’intelligence des animaux?

[1] Frans de Waal, Are We Smart Enough to Know How Smart Animals Are?, WW Norton & Co; 2016

[2] Frans de Waal, « Sommes-nous trop bêtes pour comprendre l’intelligence des animaux ? », LES LIENS QUI LIBERENT; octobre 2016

Surdouance : Dabrowski et la désintégration positive enfin accessibles en français

L’ouvrage «La formation de la personnalité par la désintégration positive» de Kasimierz Dabrowski a été réédité en français en 2017, sur la base d’une nouvelle édition en langue anglaise de 2015. Par ailleurs une introduction a ses travaux a également été publiée en français au début de cette année.

Photo de Kasimierz Dabrowski
Kasimierz Dabrowski Source: https://positivedisintegration.com

Il existe une petite littérature en langue française sur les personnes « surdouées », « HP », « surefficientes mentales », « zèbres », etc. Elle est beaucoup tournée vers les enfants, il y a aussi quelques ouvrages concernant les adultes. Cette littérature a déjà été présentée, au moins en partie et pour les ouvrages qui parlent des parcours de vie des personnes adultes dans d’autres articles de ce blog. Elle a le mérite d’exister, de sortir de la pathologisation, du risque de faux diagnostics et de décrire certains éléments de base du parcours de vie de nombreuses personnes concernées. Elle en a déjà aidé un certain nombre qui ont pu en profiter pour continuer leur chemin de manière plus libre et plus créative.

Psychologue, psychiatre, médecin, écrivain et poète, Kasimierz Dabrowski est né en 1902 à Klarów en Pologne. Il sera très vite confronté à la mort, quand, à 6 ans, il voit mourir une de ses petites sœurs de 3 ans. Il y sera confronté à nouveau durant la Première Guerre mondiale quand il sera témoin d’une bataille juste à côté de chez lui. Il y sera encore confronté durant ses études, quand son meilleur ami se suicide. Ces morts ont suscité chez lui un très grand questionnement existentiel. Après la mort de son meilleur ami, il choisit de se réorienter et d’abandonner la carrière de musicien à laquelle il se préparait pour entreprendre des études de médecine, puis de psychiatrie. Il dépose une thèse sur le suicide à l’université de Genève en 1929. Il continue à voyager en Autriche, en France, aux États-Unis, en Suisse et en Pologne. Il y fondera un institut d’hygiène mentale en 1935. Ce dernier sera fermé par l’occupant allemand, mais il continuera ses activités clandestinement, tout en protégeant de nombreuses personnes, sous le couvert de travaux sur la tuberculose. Il sera emprisonné par les allemands, mais sa femme obtient sa libération. Les ennuis continueront pour lui avec l’occupation soviétique qui voit en lui un suspect. Il finira par être réhabilité et obtiendra à nouveau le droit d’enseigner et de voyager.  Il partira alors en Amérique du Nord où il rencontrera, entre autres Abraham Maslow et d’autres humanistes de l’époque et finira par s’installer à l’université d’Alberta. En 1964, Il traduit du polonais et publie en anglais «Positive disintegration». Une première édition de « Personality shaping through positive disintegration » suivra en 1967, toujours sur la base de ses travaux en langue polonaise. « Psychoneurosis Is Not an illness » suivra en 1970. Il continuera ses travaux en Alberta presque jusqu’à sa mort. En 1979, il rentre en Pologne. Il y meurt en 1980. Une bibliographie de ses publications est disponible sur internet [1].

Kasimierz Dabrowski a laissé une école très active en Amérique du Nord, qui a un impact significatif dans l’éducation des personnes surefficientes mentales, et dont nombre de publications sont disponibles auprès de l’éditeur Great Potential Press [2]. Même s’il avait été traduit en français à la fin des années 60 et au début des années 70, il n’a pas eu dans cette langue l’écho que ses travaux méritaient. En 2015, « Personality shaping through positive disintegration » a été réédité en langue anglaise [3] après un important travail de reprise des manuscrits de l’époque qui avait pour but de rendre lisible et compréhensible un texte écrit avec un vocabulaire qui n’a plus cours aujourd’hui.

Au début de l’année 2017, les éditions Pilule Rouge ont sorti la traduction française de cet ouvrage [4]. Il a été créé en partant de la traduction anglaise révisée plutôt que des documents de l’époque. Presque simultanément, la psychothérapeute Patricia Lamare a publié une introduction à ses travaux en langue française [5]. Voilà une belle synchronicité !

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Patricia Lamare; La théorie de la désintégration positive; CreateSpace Independent Publishing Platform 2017

C’est difficile de présenter en quelques mots la vision de Kasimierz Dabrowski sur le parcours de vie des personnes HP. Sa description est totalement atypique, riche, originale, féconde, complexe, dynamique, mais aussi enrobée dans un vocabulaire qui n’a plus cours et qui aurait gagné à être fluidifié. Vous en trouverez une belle description dans l’ouvrage de Mme Lamare.

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Kasimierz Dabrowski; La formation de la personnalité par la désintégration positive; Editions Pilule Rouge; 2016

Ce qu’il est possible de dire en résumé, c’est qu’il a mis le doigt sur un certain nombre d’éléments clefs dont je n’ai trouvé aucune description ailleurs (ou alors chez des personnes qui ont connaissance de ses travaux) et dont je ne peux que reconnaître la pertinence pour ma propre vie.

  • Il a décrit cinq formes de « surexcitabilités » que vivent les personnes surefficientes mentales, dans les domaines cognitif, émotif, imaginatif, moteur et sensoriel. Elles correspondent à des niveaux de sensibilité ou de capacité considérablement plus intenses que celles du reste des êtres humains dans ces mêmes domaines. Il ne se focalise pas sur la seule dimension cognitive, loin de là et met en valeur l’ensemble de ces dimensions. L’écrivain Ray Brabury peut être un bon exemple ce que c’est que d’être une personne avec, entre autres, une très grande surexcitabilité imaginative [6].
  • Le développement des personnes est « asymétrique », en ce sens que, dans de très nombreux cas, leurs capacités dans les domaines cognitif, imaginatif, émotionnel, moteur et sensoriel ne sont pas identiques. Par exemple, une personne peut avoir de fortes surexcitabilités cognitives, émotives et imaginatives, tout en ayant de moindres capacités dans les autres.
    • Les personnes perçoivent cette asymétrie, et leur moindre capacité dans certains domaines peut être une source de grande souffrance, qu’elles vont devoir intégrer.
    • En ce qui concerne les enfants, cette asymétrie touche aussi leur capacité de jugement. C’est ainsi qu’un enfant pourra à la fois faire preuve de grandes prouesses, par exemple, dans le domaine cognitif ou artistique, tout en faisant preuve d’une autonomie ou d’une capacité de jugement en retard sur celle des autres enfants du même âge. C’est une source de désarroi pour l’entourage (parents, proches, enseignants), mais aussi pour l’enfant lui-même qui la perçoit et qui peut se sentir en grande détresse.
  • Le potentiel de développement n’est pas identique chez tous les humains. L’environnement peut jouer un rôle stimulant ou au contraire inhibiteur. Les surexcitabilités des personnes vont les pousser à sortir des normes de leur environnement pour trouver un terrain d’expression approprié. Mais il y a aussi une dimension plus mystérieuse (que Dabrowski a baptisé du nom peu parlant de « troisième facteur ») qui pousse certaines personnes à « grandir encore et toujours » (quel que soit le nom qu’elles mettent dessus) alors que d’autres ressentent moins ce besoin. Les humanistes y verraient peut-être le potentiel d’actualisation cher à Maslow et à Rogers. D’autres y verront d’autres choses encore. Mais l’essentiel est que le fait demeure.
  • Que ce soit dans la continuité de leurs parents ou dans la promotion sociale, les sociétés humaines programment leurs enfants à s’insérer en leur sein en respectant les règles existantes sans les remettre en cause. Or les personnes surefficientes mentales sont incapables de ce conformisme. Leurs surexcitabilités, leur conscience de l’écart entre là où elles en sont à un moment donné avec là où elles aspirent à être, leur conscience de ce qu’est la société qui les entoure par rapport à ce qu’elle devrait être et leur potentiel de développement atypique vont inexorablement les pousser à sortir des rails qui sont prévus pour elles.
  • Les premières crises de remise en question ont le plus souvent des causes extérieures. La mort est un facteur déclenchant fréquent, mais il peut y en avoir bien d’autres. Naître et grandir dans une famille abusive peut en être un, tout comme naître et grandir gay, lesbienne, bi, trans ou intersexe dans un environnement familial qui nie l’existence de ces manières d’être au monde. Et il y en a tant d’autres. Ces événements vont précipiter les personnes dans des crises existentielles extrêmement profondes, qui peuvent les amener au bord de la mort. Mais, dans la mesure où elles sont capables de les traverser avec succès, elles en sortent grandies. Si tel n’est pas le cas, elles peuvent se retrouver dans des parcours de vie très lourds, dans lequel leur part d’ombre va s’exprimer de nombreuses manières.
  • Dans la vie des personnes surefficientes, les crises de croissance vont se succéder. Le moins que l’on puisse dire est que c’est rude à vivre. Mais elles vont passer d’une situation dans laquelle, elles faisaient face comme elles pouvaient à une situation qui les dépassait, un peu comme une personne qui se retrouve à l’eau sans savoir nager, à une autre dans laquelle elles sont conscientes de ce qui se passe, dans laquelle elles peuvent agir délibérément, prendre en main leur chemin et avancer résolument. Certaines arrivent à un moment où elles sont capables de percevoir d’elles-mêmes les pistes de croissance et où elles sont assez solides pour prendre le risque de se mettre délibérément en déséquilibre pour en profiter et continuer leur chemin. Camille Lamarre symbolise ce chemin comme un parcours dans une chaîne de montagnes, ce qui me paraît assez juste.
  • Chemin faisant, les personnes vont être de plus en plus conscientes de qui elles sont, de ce qu’elles ressentent, de ce qui est juste et désirable à leurs yeux. Elles auront développé une éthique personnelle, elles seront en mesure de l’assumer et de l’affirmer, ceci quitte à devoir s’opposer à la société qui les entoure.
  • Ceci signifie qu’il existe des mal-adaptations à une société qui, contrairement à la vue habituelle, sont en fait des signes de santé mentale, de lucidité, d’intégrité et de justesse. Le savoir ne rend pas la vie plus facile, mais en avoir conscience peut néanmoins mettre du baume au cœur pour les personnes surefficientes qui se trouvent dans cette situation.
  • Une autre conséquence est que, toujours contrairement à la vue habituelle, la santé mentale n’est pas l’absence de trouble ou de souffrance. Bien au contraire, certaines crises sont indispensables et elles doivent être traversées pour grandir, et ceci même si elles mettent la personne dans un état de très grande détresse. En fait, un état de trop grande adaptation peut simplement être le signe que la personne est incapable d’entreprendre ce chemin, et qu’elle reste l’objet des déterminismes de son entourage. Ou pire encore, il s’agit d’un-e sociopathe ou d’une autre forme de personne incapable d’empathie dont l’humanité souffre tant, mais que les sociétés humaines révèrent et favorisent.
  • Dabrowski rythme le parcours des personnes en décrivant cinq étapes de développement, cinq niveaux de personnalité, en partant du premier (sous le nom « d’intégration primaire ») qui décrit une personne qui se contente d’être le jouet des déterminismes sociaux qui l’entoure jusqu’au niveau cinq (sous le nom « d’intégration secondaire ») qui décrit une personne complètement dégagée de ces déterminismes, qui a fait le chemin nécessaire pour se déployer pleinement en tant qu’être humain dans toutes ses dimensions, à commencer par l’empathie, le souci et le soin des autres et de la Terre Mère. Ce chemin de développement est tout sauf égotique.
  • Très clairement, Dabrowski hiérarchise ces niveaux. Pour lui, être au cinquième niveau est bien mieux que d’être au premier, décrit comme « beaucoup plus bas ». Ceci peut heurter le sens démocratique de nombreuses personnes, dont je suis. Ceci dit, le fait de décrire des parcours de vie à l’aide de niveaux, d’en mettre trois, cinq, sept ou onze, relève finalement de l’arbitraire. Mais, quelle que soit la description choisie, cela peut aider certaines personnes à prendre mieux conscience du chemin qu’elles ont fait et des fruits que ce dernier porte déjà dans leur vie.

 

Certaines personnes, en particulier les professionnel-le-s de la relation d’aide qui accompagnent des personnes surefficientes mentales vont prendre le temps de lire Dabrowski et ses élèves en profondeur. D’autres vont peut-être se contenter de la présentation en français de Mme Lamare et d’une autre très bonne présentation en langue anglaise [7]. L’essentiel est, comme toujours, d’en prendre ce qui est pertinent pour soi et pour son parcours de vie à un moment donné, «to eat the meat and spit the bones» [8], comme on dit en anglais. Quoi qu’il en soit, il me semble qu’être capable de mettre le doigt sur ses propres surexcitabilités, de prendre conscience de son potentiel de développement, de où nous en sommes sur notre chemin, du fait que certaines de nos inadaptations à la société qui nous entoure nous honorent et que certaines de nos détresses sont essentielles pour grandir sont propres à nous rasséréner et à nous aider à trouver notre chemin dans le labyrinthe que peut parfois être notre vie.

 

[1] Voir : https://positivedisintegration.com/DRIBiblio.htm#d-f

[2] Voir : http://www.greatpotentialpress.com

[3] Kasimierz Dabrowski ; Personnality shaping through positive disintegration ; Red Pill Press, 2015

[4] Kasimierz Dabrowski ; La formation de la personnalité par la désintégration positive ; Editions Pilule Rouge ; 2016

[5] Patricia Lamare ; La théorie de la désintégration positive de Dabrowski – Un autre regard sur la surdouance, la santé mentale et les crises existentielles ; CreateSpace Independent Publishing Platform ;  2017

[6] Voir : https://labyrinthedelavie.net/2017/03/12/sous-le-zen-la-passion/

[7] Sal Mendaglio, Ed ; Dabrowski’s theory of positive disintegration ; Great Potential Press ; 2008

[8] Littéralement «manger la chair et recracher les os». J’ai trouvé cette expression que je trouve très parlante dans :

James T. Webb ; Searching for meaning – Idealism, bright minds, disillusionment and hope ; Great Potential press ; 2013

 

 

Liberté émotionnelle …. ou peut-être pas tant que ça

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Kaiseregg im Sonnenuntergang, February 2011 Source wikimedia commons

Bien avant son guide de survie pour personnes empathes, Judith Orloff a publié un texte intitulé « Emotional freedom » [1] dont le but est d’aider les personnes à vivre beaucoup plus sereinement et plus librement leur vie.

Dans ce livre, l’auteure utilise un ton personnel et recourt à ses propres expériences pour décrire cinq thématiques de base, suivi de sept transformations qui ont pour but de nous aider à vivre dans une sérénité certaine et sans plus être affecté-e-s par les aléas de nos vies.

Les thématiques de base qu’elle aborde sont le fait d’avoir un regard positif sur la vie, la gestion de ce qu’elle appelle la « négativité », la manière dont elle recourt aux rêves pour se guider, l’importance d’avoir conscience de son « style émotionnel » (intellectuel, empathe, rocher, l’exubérant-e extraverti-e) avec les forces et faiblesses de chacun. Elle finit cette partie par des outils destinés à aider les personnes à lutter contre les « vampires émotionnels » qui sucent votre énergie et réduisent à néant votre sérénité.

Les sept transformations qui suivent sont : faire face à la peur et construire le courage, faire face à la frustration et construire la patience, faire face à la solitude et construire la connexion, faire face à l’anxiété et construire le calme intérieur, faire face à la dépression et construire l’espoir, faire face à la jalousie et construire l’estime de soi, et, pour finir, faire face à la colère et construire la compassion. Pour chacune d’entre elles, elle donne des outils pratiques, beaucoup basés sur la guidance au travers des rêves, la méditation et la visualisation.

Toutes ces thématiques sont pertinentes, d’une manière ou d’une autre. Par exemple, c’est un fait que d’avoir une vision positive de la vie et de se voir évoluer avec succès est un facteur qui aide nettement plus à réaliser les changements qu’une personne souhaite, que si elle est dans une dépression profonde. Ceci dit, certains sujets qu’elle aborde sont, à mes yeux, considérablement plus complexes que la manière dont elle les traite et certaines thématiques tout aussi pertinentes manquent complètement et c’est parfois assez surprenant.

Dans son texte, elle insiste énormément sur l’importance d’éliminer la « négativité », c’est-à-dire toute sorte d’émotions plus ou moins désagréables, et de les remplacer par de la « positivité », c’est à dire de la sérénité. Je ne crois pas connaître qui que ce soit qui préfère vivre durablement de solides déprimes plutôt que de vivre sereinement et d’avoir de nombreuses joies. C’est un fait aussi qu’il est essentiel d’aider des personnes qui sont dans de grandes souffrances de longue durée et qui ne peuvent en sortir. Les exemples de personnes en dépression grave, ou qui sont dans une immense colère et en veulent à la terre entière sans pouvoir trouver de sérénité, me viennent à l’esprit.  Ceci dit, il y a dans les termes « négativité » et « positivité » un jugement de valeur qui me pose problème. Les émotions désagréables sont fondamentalement utiles, elles sont le signe de dysharmonies qui appellent à être corrigées. En tant que tel, il est indispensable de les respecter, de les accueillir et de les décoder. Par ailleurs, il est des crises dont on ne se sort vraiment qu’en les traversant de bout en bout, aussi douloureux que ce soit. A vouloir faire disparaître à tout prix les signaux d’alerte qui les accompagnent, la personne peut en être soulagée momentanément, mais elle risque fortement de stagner et de tourner en rond.

L’auteure insiste beaucoup sur l’importance de la spiritualité et sur combien celle-ci peut aider les personnes à se faire guider pour garder espoir et pour trouver un chemin. Si je peux tout à fait entendre qu’il en est ainsi pour elle et pour de très nombreuses personnes qui ont trouvé une dimension spirituelle dans leur vie, il se trouve que c’est un aspect de l’expérience humaine qui varie très fortement de personne en personne. Et on ne s’engage pas sur un chemin spirituel comme on choisit de commencer un régime. Les personnes pour qui cette dimension est importante ont fait des expériences qui les ont changées et qui ont changé leur vie. Cela ne se commande pas.

L’auteure arrive inévitablement et à plusieurs reprises sur la nécessité de pouvoir prendre conscience de son propre ressenti et de le mettre en mots. Mais elle ne thématise pas vraiment ce sujet en tant que tel, et encore plus surprenant, elle oublie de mentionner les outils qui existent de longue date pour aider les personnes à mieux y arriver. Le focusing [2] est un de ceux que je connais le mieux, qui est décrit, connu et éprouvé depuis des décennies. Je m’étonne qu’une psychothérapeute de grande expérience ne cite pas ce dernier, ou, au moins, une alternative.

Si les rêves peuvent nous guider, si les visualisations et les méditations peuvent être utiles, il est des difficultés qui résistent et face auxquels ces outils restent sans effet. C’est en particulier le cas des traumatismes dont souffrent de très nombreuses personnes. Il se trouve qu’on commence à avoir des outils un peu plus efficaces que de faire «20 ans de thérapie pour essayer d’en dégager le noyau ». Je pense en particulier à l’EMDR [3] et au somatic experiencing [4]. Même si cela n’est pas le cœur du sujet de l’auteure, les traumas sont des obstacles majeurs dans le chemin de libération d’une personne qui vont rendre inopérants les outils qu’elle propose, tant que ces traumas n’auront pas été pris en charge sérieusement. Vu l’expérience de l’auteure, je m’étonne que ce point ne soit pas thématisé au moins brièvement d’une manière ou d’une autre.

Un autre point qui n’est pas abordé est le fait que les souffrances que nous traversons ne sont pas toutes dues à des faiblesses ou à des manques, mais elles sont aussi le fruit de nos richesses et de la confrontation de ces dernières avec la société humaine. C’est ainsi que, par exemple, toutes les personnes qui ont un solide sens éthique en elles ne peuvent que souffrir dans le monde du travail actuel. Que faire face à cette situation ? Quelle est la part de lutte inévitable et indispensable ? Quelle est la part de « faire avec le réel tel qu’il est » ? Et peut-on réellement rester serein face à cette facette de l’existence quand on est un être pleinement conscient ?

Les êtres humains étant très divers, il y a aussi le cas des personnes HP (zèbres, surefficients mentaux, etc.). Leur chemin de vie a ceci de particulier qu’il est marqué par des crises de croissances majeures et très profondes qui peuvent être très douloureuses et longues à traverser [5]. Pouvoir traverser ces crises avec succès est un enjeu fondamental dans le parcours de vie des personnes HP. C’est loin d’être facile, ça ne ressemble en rien à de la sérénité ou à de la joie, et, pour y arriver, il est indispensable de trouver en soi le courage de traverser le désert. Les personnes HP s’en passeraient bien et la souffrance peut être telle durant ces crises qu’elle peut parfois être diagnostiquée à tort comme un trouble de santé mentale [6]. L’enjeu pour ces personnes, si elles n’y arrivent pas, est de tourner en rond, voire de régresser, dans leur chemin de croissance personnelle, ce qui est aussi accompagné d’une importante souffrance et ce qui ne fait que reporter à plus tard les obstacles à dépasser.

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Judith Orloff – emotional freedom

Tout ceci fait que, si cet ouvrage aborde de manière pertinente des thématiques qui le sont tout autant, il ne constitue pas pour moi l’alpha et l’oméga du chemin de développement de libération de ses souffrances, loin de là. Certains éléments essentiels manquent et les enjeux sont à mes yeux plus larges que la manière dont ils sont abordés dans cet ouvrage. Pour finir, il est des souffrances qui sont inhérentes à la vie, qu’elles soient liées à la condition de la personne, aux nombreuses et graves limites de sociétés humaines ou au processus de croissance intérieure d’un être humain. De ce fait, cela me semble même illusoire de pouvoir imaginer vivre sereinement l’essentiel du temps. Etre capable de traverser des crises sans perdre espoir et pouvoir vivre une certaine égalité d’humeur le reste du temps me semble plus réaliste et atteignable.

 

[1]

Judith Orloff ; Emotional Freedom: Liberate Yourself from Negative Emotions and Transform Your Life; Harmony; (Reprint) ; 2010

Il existe une traduction française dont j’ignore la qualité :

Judith Orloff; Liberté émotionnelle : Libérez-vous de vos émotions négatives et retrouvez un parcours hors de la souffrance; Ariane Editions ; 2009

[2]

Eugene T. Gendlin; FOCUSING – Au centre de soi; Editions de l’Homme, collection : Alter Ego; 2006

Eugene T. Gendlin; Focusing-Oriented Psychotherapy: A Manual Of The Experiential Method: Guilford Press ; 1996

[3]

Francine Shapiro: Eye Movement Desensitization and Reprocessing Therapy: Basic Principles, Protocols, and Procedures; Guilford Publications; 3rd New edition ; 2017

Francine Shapiro & Margot Silk Forrest; EMDR: The Breakthrough Therapy for Overcoming Anxiety, Stress, and Trauma; Basic Books; 2nd edition ; 2016

Francine Shapiro; Getting Past Your Past: Take Control of Your Life With Self-Help Techniques from EMDR Therapy; Rodale Incorporated ; 2013

Cyril Tarquinio & Pascale Tarquinio; L’EMDR: Préserver la santé et prendre en charge la maladie; Elsevier Masson ; 2015

[4]

Peter A. Levine Ph.D.; In an Unspoken Voice: How the Body Releases Trauma and Restores Goodness.; North Atlantic Books; 2010

Peter Levine; Healing Trauma: A Pioneering Program for Restoring the Wisdom of Your Body; Sounds True Inc; 2008

Peter A. Levine Ph.D. & Maggie Kline; Trauma Through a Child’s Eyes: Awakening the Ordinary Miracle of Healing; North Atlantic Books; 2006

[5]

Kazimierz Dabrowski; Personality-Shaping Through Positive Disintegration; Red Pill Press; 2015

Il existe une traduction française dont j’ignore la qualité :

Kazimierz Dabrowski; La formation de la personnalité par la désintégration positive; Les Editions Pilule Rouge; 2017

Kazimierz Dabrowski M.D. Ph.D.,; Positive Disintegration; Maurice Bassett ; 2017

Sal Mendaglio; Dabrowski’s Theory Of Positive Disintegration; Great Potential Press ; 2008

James T Webb; Searching for Meaning: Idealism, Bright Minds, Disillusionment, and Hope; Great Potential Press ; 2013

Patricia Lamare; La theorie de la desintegration positive de Dabrowski: Un autre regard sur la surdouance, la santé mentale et les crises existentielles; CreateSpace Independent Publishing Platform ; 2017

[6]

James Webb; Misdiagnosis and Dual Diagnoses of Gifted Children and Adults: ADHD, Bipolar, OCD, Asperger’s, Depression, and Other Disorders (2nd Edition) (Anglais) Broché – 1 novembre 2016; Great Potential Press ; 2016

 

Trouver son chemin quand on est extrêmement sensible

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Spray towers over the 57-foot-tall Ludington Lighthouse in Michigan as a storm packing winds of up to 81 mph howled across the Midwest and South on Tuesday, Oct. 26 2010. Jeff Kiessel, Ludington Daily News, Source: Wikimedia commons
  • Avez-vous parfois été considéré-e par d’autres comme «beaucoup trop sensible» ?
  • Est-ce que les disputes violentes et les cris vous rendent malade ?
  • Est-ce que les foules vous épuisent, au point que vous avez besoin de vous retrouver seul-e pour récupérer ?
  • Est-ce une nécessité pour vous de vous rendre par vous-même aux événements sociaux, afin de vous permettre de pouvoir rentrer plus vite, si vous en ressentez le besoin ?
  • Vous arrive-t-il de manger beaucoup, voire trop, pour faire face au stress ?
  • Avez-vous remarqué que vous absorbez le stress, les émotions ou même les symptômes physiques des autres ?
  • Avez-vous fortement besoin de la nature pour vous ressourcer ?
  • Avez-vous besoin de long temps de récupération pour vous retrouver après avoir interagi avec des personnes difficiles ou des « vampires » qui absorbent votre énergie ?
  • Préférez-vous les relations sociales en tête à tête ou en petits groupes ?
  • Avez-vous besoin de vivre dans de petites localités, voire en pleine campagne ?

Alors, il est possible que vous soyez un ou une empathe, c’est-à-dire une personne dont la sensibilité est telle qu’elle absorbe les émotions, les sentiments et les réactions des autres sans être en mesure de s’en protéger comme le font la majorité des personnes.

Si l’expérience n’est pas nouvelle, elle est longtemps restée tabou en occident. Ce terme est relativement récent, et il a encore une connotation plutôt liée à l’ésotérisme et à des parcours de vie en dehors des normes établies en matière de croyances ou de mise en mot de son parcours de vie.

Il se trouve que les empathes ont trouvé une ambassadrice intéressante et très pertinente dans la personne de la Dr. Judith Orloff, elle-même empathe et docteur en psychiatrie. Elle a travaillé dans le monde hospitalier entre 1979 et 1983, date à laquelle elle a ouvert un cabinet privé. Elle est également membre de l’association américaine des psychiatres (1). Elle a commencé à publier en 1996 (2) et n’a pas cessé depuis. Ses livres sont intentionnellement écrits pour être accessibles au plus grand nombre, tout en conservant un appareil de note permettant aux professionnels de vérifier sur quoi elle se fonde pour tenir ses propos.

Le Dr Orloff est venue au cœur de son sujet avec son tout dernier ouvrage, «The empath survival guide» (3), autrement dit le guide de survie pour personnes empathes.

 

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Judith Orloff; The Empath survival guide – Life strategies for sensitive people; Sounds True, 2013

Dans ce texte, elle a pris le risque de s’exprimer personnellement et humainement. Elle parcourt les différentes dimensions de ce que cela peut signifier que d’être un-e empathe pour de nombreuses personnes. Elle donne des clefs pour aider les personnes à se situer par elles-mêmes et des outils pour faire face aux situations de leur quotidien.

Elle aborde les différentes formes d’expériences d’être empathes : physique (quand on absorbe les symptômes physiques de l’autre), émotionnelle (quand on absorbe les émotions d’autrui au point d’être parfois une « éponge émotionnelle »), intutif-ve (pour les personnes dont les intuitions vont très largement au-delà de ce qu’on met usuellement sous ce terme).

Nombre de ces personnes ont beaucoup de difficultés à se protéger, comme une maison ouverte aux quatre vents, et se retrouvent de ce fait souvent en demande d’aide envers les professionnel-le-s de la santé. Ce faisant, elles risquent fort d’être diagnostiquées à tort comme dépressives, bipolaires, voire psychotiques, et d’être soumises à une médication lourde qui ne les aide pas et qui a de nombreux effets secondaires.

Pouvoir mettre un mot sur qui elles sont et sur ce qui influence leurs parcours de vie va aider les personnes à se retrouver, à reprendre la direction de leur existence, à réduire très fortement voire à se débarrasser de traitements médicamenteux inutiles et handicapants et à chercher de nouvelles pistes pour mener leur existence.

Chemin faisant, Judith Orloff donne de nombreuses pistes utiles et des outils pertinents concernant les émotions et la santé, les addictions, les relations amoureuses, l’autoprotection face aux narcissiques pervers, l’éducation des enfants, le monde du travail, la création de groupes de soutien mutuel, etc.

Cet ouvrage est clair, direct, agréablement écrit, fluide et il se lit facilement. En ce qui me concerne, il m’a permis de mettre un mot sur un ensemble de nombreuses observations qui étaient restées éparses et dont je ne sentais pas trop que faire. Pouvoir mieux intégrer cette dimension dans la manière dont je conduis ma vie est m’important.

Le chapitre un peu faible de cet ouvrage, en ce qui me concerne, est celui que j’attendais le plus : comment faire face dans ma propre vie professionnelle, souvent rocailleuse et dans celle de nombreuses autres personnes, parfois encore bien pire. La stratégie principale proposée par le Dr Orloff est d’être indépendant-e, afin de pouvoir mettre une distance entre soi et les turpitudes du monde de l’entreprise et en tout cas assez autonome pour pouvoir s’isoler quelques minutes avant des situations qu’on prévoit difficiles.

En plus de ne pas toujours être possible (certaines personnes peuvent avoir des engagements qu’elles ne peuvent pas lâcher du jour au lendemain), cette stratégie risque de se limiter à échanger les stress dus aux collègues et aux employeurs avec ceux dus aux clients. Est-ce réellement un gain ?  J’ai de sérieux doutes. Par ailleurs, la mode actuelle des « open space » en entreprise, l’accélération des activités professionnelles et la rapidité avec laquelle certaines situations peuvent dégénérer fait que les personnes n’ont souvent pas le loisir de s’isoler, mêmes quelques minutes, avant de faire face à une situation dont elles sont prévenues qu’elle va être conflictuelles. Elles le découvrent et doivent y faire face dans l’instant! Que faire pour pouvoir vivre et gérer au mieux ce genre de situation, particulièrement difficile quand on est empathe, reste pour moi une question ouverte.

Mais, en ce qui concerne les autres dimensions abordées par Judith Orloff, cet ouvrage me semble extrêmement pertinent et je ne doute pas qu’il va aider de nombreuses personnes qui se retrouvent dans les propos de Judith Orloff à mieux mener leur vie. C’est déjà beaucoup.

 

 

(1) Source : https://en.wikipedia.org/wiki/Judith_Orloff

(2) Judith Orloff ; Second Sight: An Intuitive Psychiatrist Tells Her Extraordinary Story and Shows You How to Tap Your Own Inner Wisdom ; Three Rivers Press (CA) Mar-2010 (pour l’édition actuelle)

(3) Judith Orloff ; The empath survival guide – life strategies for sensitive people ; Sounds True ; mars 2017

Ce texte est complété par un ensemble de CDs, ayant pour titre : « Essential Tools for Empaths: A Survival Guide for Sensitive People », auprès du même éditeur

Sous le zen, la passion

Ray Bradbury Le Zen dans l'art de l'écriture Antigone 14 Editions, 2016
Ray Bradbury Le Zen dans l’art de l’écriture Antigone 14 Editions, 2016

 

De nombreux écrivains ont, à un moment ou un autre, pris la plume pour partager leur expérience en matière d’écriture. Une recherche sur votre librairie en ligne préférée avec les mots clefs « art » et « écrire » retourne plusieurs dizaines d’ouvrages. L’un des écrivains qui a sacrifié à ce rite est Ray Bradbury.

Sous le titre « Le Zen dans l’art de l’écriture » ([1], [2]) il a publié un recueil de 19 textes écrits à différentes époques de sa vie. Ce livre a ceci d’atypique que Ray Bradbury a essentiellement traité de ce qui l’a inspiré et de comment le matériau s’est transformé avant qu’il ne soit prêt à écrire.

Une chose qui est frappante dans tous ces textes, c’est combien les épisodes de son enfance l’ont inspiré et comment ils l’ont fait vibrer, avant d’entrer en gestation parfois dans des décennies, pour qu’il ne se sente un jour prêt à écrire, parfois en un après-midi.

Même en anglais, le titre de l’ouvrage de Ray Bradbury mentionne le zen. Ce terme implique la paix, la sérénité et une certaine égalité d’humeur. Mais, dans ces textes, ce qui émane de l’auteur, c’est l’intensité de ses ressentis et, en fait, la passion qui ne l’a pas quitté tout au long de ces années.

Une des choses qui me fascine le plus, c’est comment, depuis sa plus tendre enfance, il vibre aux éléments apparemment les plus anodins de sa vie, avec quelle vivacité son imagination s’en empare et comment les éléments se transforment et se combinent pour former des histoires à la fois complètement nouvelles et enracinées dans sa propre vie.

Dans un de ces textes, daté de 1964 et intitulé « un aperçu de Byzance : le vin de pissenlit », il est question de la ville dans laquelle l’auteur a vécu une partie de son enfance et de comment elle est transformée et transposée dans ses récits. Il mentionne qu’un critique s’est un jour étonné de comment il avait transformé cette ville portuaire à ses yeux absolument sinistre en quelque chose de mystérieux et enchanteur. Ray Bradbury répond qu’il avait, bien sûr aussi vu cet aspect des choses, mais il n’empêche que son regard d’enfant avait vu autre chose :

« En réalité, bien sûr que je l’avais remarqué, mais de tout cela, enchanteur que j’étais jusqu’au plus profond de mes gênes, c’était la beauté qui me fascinait. Les trains, les wagons de marchandise, l’odeur du charbon, celle du feu, rien de tout cela n’est laid aux yeux d’un enfant. La laideur est un concept qui nous tombe dessus plus tard, et qui fait de nos des êtres complexés.  […] Sans compter que c’était dans cette même zone ferroviaire, à la laideur supposée, qu’à cinq heures du matin, dans l’obscurité de la nuit finissante, les fêtes foraines et les cirques débarquaient, avec leurs éléphants, dont les puissantes et acides cataractes, lessivaient en fumant le sol pavé de briques […] Pour le dire autrement, si votre garçon est un poète, parlez-lui fumier de cheval et il pensera à des fleurs; c’est à dire, bien entendu, la seule chose qu’ait jamais pu évoquer le fumier de cheval ».

Dans ce processus que nous décrit Ray Bradbury, je ne peux m’empêcher de voir un exemple particulièrement vivant et frappant d’un être surefficient doté d’une « surexcitabilité » imaginative et émotionnelle des plus marquées, pour reprendre la terminologie de Kasimierz Dabrowski ([3], [4], [5]), sans aucun doute l’auteur dont la vision de ce que c’est que d’être un-e surefficient-e est la plus profonde et la plus féconde.

Une autre caractéristique importante de son témoignage est que Ray Bradbury ressentait un besoin impératif d’écrire jour après jour, comme un pianiste fait ses gammes. Contrairement à d’autres pour qui l’écriture est quelque chose de beaucoup plus douloureux, c’était quelque chose qui, pour lui, relevait de la passion la plus pure et qui ne s’est pas éteint avec le temps.

Lire ce texte m’émerveille et me fascine. Il contribue aussi à m’interroger sur ce à quoi je passe mon temps et ce qui guide mes engagements dans ma vie. Peut-être en sera-t-il de même pour vous.

 

[1] Ray Bradbury, Le zen dans l’art de l’écriture, Antigone 14 éditions, 2016

[2] Ray Bradbury, Zen in the Art of Writing : Releasing the Creative Genius Within You Mass Market Paperback – 1992

[3] Sal Mendaglio, Ph. D, Editor; Dabrowski’s theroy of Positive disintegration; Great potential press; 2008

[4] Kazimierz Dabrowski; Personality-Shaping Through Positive Disintegration;   Red Pill Press; 2015; réédition complètement revue du texte de 1967

[5] Kasimierz Dabrowski; Positive Disintegration; Maurice Bassett; 2017; réédition revue du texte de 1964

 

 

Grandir et vivre avec le ressenti et le parcours particulièrement intense des personnes surefficientes, zèbres, HP, et autres

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Susan Daniels, Ph. D. and Michael M. Piechowski, Ph. D. editors; Living with Intensity; Great Potential Press; 2009

 

Cela peut paraître paradoxal aux personnes qui ne sont pas dans cette dynamique de vie, mais grandir et vivre quand on est une personne surefficiente (ou un zèbre pour reprendre le mot de Jeanne Siaud-Facchin) n’est pas tout simple.

Pour commencer, être une personne surefficiente ne signifie pas nécessairement être un-e premier-ère de classe qui va tout digérer facilement et sans affect particulier. Au contraire, certaines de ces personnes souffrent le martyre dans un système scolaire extrêmement normatif, et cela peut avoir des conséquences funestes.

Le développement d’une personne HP a aussi ceci de particulier qu’il est « asymétrique ». En d’autres termes, à un moment donné, un enfant peut avoir un développement cognitif extrêmement avancé, mais une capacité de jugement qui est dans la moyenne, voire légèrement en retard. Cela peut être très compliqué à gérer pour l’entourage et cela peut être à l’origine d’une énorme souffrance pour l’enfant qui en a conscience. Cette souffrance et ses manifestations peuvent être telles qu’elle induit des consultations et des diagnostics psychiatriques erronés de la part de praticiens qui ne sont pas au fait des spécificités du développement des zèbres.

Le fait d’être surefficient peut se manifester dans plusieurs dimensions. Le domaine cognitif n’est que l’une d’entre elles. La sensibilité, l’empathie et les émotions en constituent une seconde. La capacité d’imagination et de créativité une troisième. Les sensations physiques et esthétiques une quatrième. Le domaine psychomoteur la cinquième. L’asymétrie de leur développement signifie aussi que, même adultes, certaines personnes sont surefficientes dans une ou deux de ces dimensions, d’autres dans les cinq à la fois.

J’ai déjà eu l’occasion de dire que la littérature en langue française ne présente de loin pas toute la complexité du développement des personnes surefficientes. Les auteur-e-s sont au mieux conscient-e-s des surefficiences dans les domaines cognitifs et émotionnels. Les autres domaines ne sont pas considérés. Pire encore, le processus de développement intérieur des personnes n’est pas décrit. C’est d’autant plus ennuyeux que ce processus passe par des crises importantes, on pourrait presque dire des phases de « mort puis renaissance » qui sont très marquées et qui, quand elles ne sont pas comprises peuvent amener à des réactions inadéquates de la part de l’entourage ou de professionnel-le-s de la relation d’aide non formés aux spécificités des personnes HP.

Publié en 2009 par Great Potential Press, Living with Intensity [1] est un ouvrage collectif qui vient combler ce vide, en tout cas pour toutes les personnes qui maitrisent la langue anglaise. Les autres ont une motivation de plus de s’y mettre, en attendant que les éditeurs de langue française daignent rattraper leur retard dans ce domaine également.

Il est composé de 15 chapitres rédigés par des auteur-e-s différent-e-s mais avec néanmoins une forte unité entre eux.

Les deux premiers décrivent synthétiquement ce que c’est que d’être une personne surefficiente et le processus de développement intérieur de ces dernières, ce que le psychologue Casimierz Dabrowski avait appelé le processus de « désintégration positive ».

Les sept chapitres qui suivent traitent de ce que c’est que d’être un enfant HP, à l’intention des parents, des enseignant-e-s et des professionnel-le-s de la relation d’aide. Ces chapitres traitent de la bonne manière de stimuler un enfant qui en a absolument besoin, des spécificités de l’adolescence, de l’impact que la lucidité d’un enfant HP peut avoir sur sa vie et sur celle de son entourage, des risques et des conséquences de diagnostics erronés en cas de crise particulièrement intense, des spécificités de l’accompagnement de ces enfants, de l’impact de la particularité des enfants HP sur la dynamique de leur environnement familial et, pour finir, de celui du perfectionnisme dans leur vie.

La partie suivante consacre quatre chapitres aux personnes devenues adultes, en abordant ce que cela signifie d’être une personne HP dans un parcours d’adulte, d’un exemple d’un parcours de vie d’une personne particulière et qui a eu un très grand impact, de l’intégration de la dimension spirituelle dans l’accompagnement de ces personnes et de ce que le travail de Dabrowski apporte aux adultes.

La dernière partie consacre deux chapitres aux travaux de recherche actuels et à venir.

Great Potential Press présente cet ouvrage comme une introduction à l’apport de Casimierz Dabrowski dont la richesse et la complexité sont à la hauteur de celles des personnes surefficientes. Et c’est un fait qu’il constitue une bonne introduction qui permet d’intégrer petit à petit les différents éléments de son regard sur le parcours de vie des personnes HP. Il montre aussi comment cela aide les personnes à devenir autonomes, à traverser et à ressortir grandies de crises de vie qui peuvent être de véritables tempêtes et comment ce processus de croissance se poursuit depuis la petite enfance jusqu’à un âge très avancé.

La deuxième partie dédiée aux enfants me semble être le cœur de cet ouvrage. Les auteur-e-s y donnent des myriades de pistes et de suggestions pour un suivi adapté qui sont susceptibles de fortement aider l’entourage de ces enfants. Il montre aussi qu’il existe au moins des ilots de personnes qui déploient des trésors d’énergie, d’attention, de tendresse et d’intelligence pour aider ces enfants à bien grandir. Cela me touche d’autant plus que, dans mon propre parcours de vie, je n’ai pas du tout bénéficié d’un tel environnement ou de quoi que ce soit qui s’en approche, même de loin.

La partie dédiée aux adultes contient également quelques perles. Tout d’abord, elle intègre la dimension spirituelle de la vie des personnes HP, qui est tellement importante pour un très grand nombre d’entre elles, ceci quel que soit la forme que prenne cette dimension. Ensuite ce même chapitre est le seul qui décrive l’accompagnement de personnes ayant subi des abus très graves, ce qui arrive très souvent et qui ne peut qu’avoir des conséquences dévastatrices chez des personnes particulièrement sensibles. C’est d’autant plus étonnant que les auteur-e-s des autres chapitres sont très conscient-e-s des conséquences des maltraitances et qu’ils citent à plusieurs reprises les ouvrages d’Alice Miller à ce sujet.

Même très bien écrit, la lecture de cet ouvrage demande un peu de temps. Celui-ci est nécessaire pour digérer intérieurement les apports des différents chapitres et éviter que cette lecture ne fasse que compléter ce que nous savons, mais sans rien changer à notre vie et/ou à notre pratique. Prendre ce temps en vaut la peine, c’est un ouvrage fondamental à la fois solide et abordable, qui contiendra des pistes pour de nombreuses personnes.

Mon seul vrai regret, c’est qu’il existe différentes manières d’être unique. On peut être un-e surefficient-e. On peut faire partie de la mouvance LGBTIQ. On peut avoir un parcours de vie très particulier. Et certaines personnes surefficientes les cumulent. Cette thématique-là n’est pas abordée, et, pour moi, elle manque.

[1] Susan Daniels, Ph. D. and Michael M. Piechowski, Ph. D. Editors; Living with intensity, Great Potential Press, 2009

http://www.greatpotentialpress.com/living-with-intensity

 

Le paradis sur Terre ?

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Thaïlande – Ko Phi Phi – Maya Bay, un des lieux qui serait un paradis sur Terre, source Wikimedia Commons

 

Bien des années après « dying to be me » (1), livre où Anita Moorjani raconte son parcours de vie, sa maladie, son expérience de mort imminente, sa guérison miraculeuse et la sagesse qu’elle en a retirés, elle vient de publier « what if this is heaven ? » ((2), la traduction française doit sortir tout prochainement). Dans ce nouvel ouvrage, elle affirme qu’il n’y a aucune raison pour que l’existence sur cette terre soit l’enfer que tant de personnes expérimentent et qu’elle pourrait, au contraire être bien plus proche de ce que nous qualifions de paradis. Elle développe son argumentation en abordant une dizaine de mythes qu’elle s’active à démonter. Chacun d’entre eux est présenté sous la forme d’un entretien avec une personne. Ces derniers sont inspirés d’entretiens qu’elle a réellement eus, mais sous une forme anonymisée et retravaillée.

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Le nouveau livre d’Anita Moorjani

Trois de ces mythes me paraissent particulièrement importants et elle a clairement marqué un point, en tout cas à mes yeux, sur ces sujets.

Le premier de ces points concerne notre système de santé. Elle affirme, à mon avis avec raison, que malgré les centaines de milliards de dollars dépensés dans ce dernier, il ne se préoccupe pas de notre santé, mais uniquement de lutter contre les maladies. En d’autres termes, rien n’est fait ou presque pour apprendre aux personnes comment vivre une vie plus saine, plus longue et plus satisfaisante, ce qui ne peut que contribuer à réduire leur risque de tomber malade et donc d’avoir besoin dudit « système de santé ». En cas de maladie, rien n’est fait non plus pour aider les personnes à mobiliser leurs ressources, ça n’est même pas considéré comme un sujet pertinent.

À mes yeux, cette affirmation est factuelle. Je constate que le problème n’est pas restreint au système de santé, mais étendu à toutes nos sociétés. Par exemple, récemment, le parlement suisse a obstinément refusé de financer des programmes de prévention au niveau national (3). Il a prétexté que ce sujet dépend des cantons et que la confédération doit faire des économies. Comme lesdits cantons doivent eux aussi faire des économies, personne ne fait rien et ça peut continuer comme cela pendant des décennies ! Sans être sûre de ce que je dis (je n’ai pas pu vérifier), je fais aussi le pari que la recherche en matière de prévention et de tout ce qui peut nous garder en santé est le parent pauvre de nos systèmes académiques. Sortir nos sociétés de cette situation va exiger un effort énorme et de nombreuses années, à supposer même qu’elles veuillent évoluer.

Le deuxième sujet sur lequel elle me semble avoir raison et un point très important concerne son affirmation selon laquelle même les personnes les plus spirituelles ont un égo et qu’il ne peut pas en être autrement.

C’est cet ego, ce « moi-je » qui nous permet de prendre conscience de nos ressentis et de nos affects, de nous connaître et de diriger notre vie. Sans ce dernier, nous sommes tout simplement incapables de fonctionner et nous serions réduits à une vie végétative (ou à mourir très vite). C’est donc d’autant plus étonnant et d’autant plus bizarre que certains mouvements spirituels mettent tellement d’énergie à le diaboliser et à en faire quelque chose qui doit absolument être réduit à la portion la plus petite possible. Les conséquences sont importantes quand de nombreuses personnes sont incapables de se respecter elles-mêmes et se font systématiquement passer après tous les autres. Cela laisse la porte ouverte à de très nombreux dysfonctionnements, en particulier sur le plan relationnel.

Elle remarque aussi que de nombreuses personnes souffrent de ce qu’elles appellent « l’ego » d’une personne de leur entourage. Mais, quand elles s’expliquent, ce dont il est question n’est pas tant l’égo de la personne, que son absence de sensibilité, son incapacité d’écoute, son lourd handicap relationnel, son absence d’empathie, voire son trouble de la personnalité sévère. C’est profondément différent et il convient de ne pas confondre.

Anita Moorjani présente le troisième de ces points via un événement qui lui serait arrivé lors de l’une de ses conférences. Lors du moment de questions de cette dernière, une jeune femme se serait levée et lui aurait demandé, d’une voie pleine d’émotion, ce qu’elle avait à dire au sujet de son très jeune enfant qui venait de mourir. Anita Moorjani a senti son immense douleur et sa détresse. Plutôt que de lui dire que son enfant était bien et en sécurité dans le monde des êtres désincarnés et qu’il était toujours avec elle, sensible à son immense douleur, elle est restée silencieuse, s’est levée, s’est approchée d’elle et l’a prise dans ses bras. À mes yeux, c’était la seule chose humaine et respectueuse à faire. C’est aussi pour moi le signe d’une personne assez humaine et sensible pour être capable de sortir de ses certitudes et d’aller à la rencontre de l’autre. C’est tout à son honneur. C’est aussi la confirmation qu’il n’est pas toujours possible d’être positif, qu’il est des situations ou c’est déjà bien (et juste) d’être vrai et sincère.

L’auteure aborde d’autres points qui me paraissent sensés, mais pour lesquels les choses sont à mes yeux plus complexes.

Elle utilise le trauma qu’elle a subi à l’école en raison des harcèlements incessants qu’elle y a subis (sans que ses professeurs ne la protègent), le sentiment de honte et d’être déficientes qu’elle a acquis suite à cela pour affirmer avec raison que ce qui nous arrive n’est pas nécessairement ce que nous méritons. En l’occurrence, il est beaucoup plus question de la profonde insécurité de ses camarades qui l’ont projetée sur elle en la harcelant sans relâche, que d’elle-même. Si je ne peux qu’adhérer à ce constat, je ne peux pas la suivre par la suite, quand elle en conclut que « les deux parties ont joué leur rôle dans cette scène de la vie humaine ».

Je veux bien que la profonde insécurité de ses camarades explique leur motivation, mais cela n’excuse ni ne légitime leurs actes. Par ailleurs, si Anita Moorjani a vécu une expérience extraordinaire qui lui a permis de se libérer d’un coup et sans effort du trauma que ce harcèlement a induit, elle ignore les conséquences dévastatrices et a très long terme qu’ont les traumas sur les autres êtres humains, ainsi que la durée et la très grande difficulté du travail qui est nécessaire pour s’en libérer, même avec les outils les plus efficaces à notre disposition.

Un autre chapitre est consacré au fait que de s’aimer soi-même n’a rien d’égoïste et que nous avons toutes et tous droit à une vie heureuse et satisfaisante. Si je peux aussi entendre cette affirmation, je me demande toujours ce que cela signifie vraiment que « de s’aimer soi-même, de reconnaitre que nous sommes faits d’une énergie divine et que nous sommes des êtres lumineux ». En ce qui me concerne, je constate que la simple exigence de me respecter au moins autant que je respecte les autres est déjà tout un chemin ! Et pour ce qui concerne le fait d’avoir une vie heureuse et satisfaisante, il me semble que nous devons toutes et tous faire avec les circonstances de vie qui sont les nôtres et qui sont loin d’être toujours optimales. Nous pouvons mettre beaucoup d’énergie à les changer et cela peut fonctionner au moins dans une certaine mesure. Mais il me semble qu’il y a toujours une limite sur laquelle nous finissions par buter. Et que faisons-nous à partir de là ?

Un chapitre est consacré à des situations dans lesquelles des personnes qui vivent des situations problématiques ne peuvent pas imaginer qu’il en va différemment des autres. Pleines de bonnes intentions, elles mettent beaucoup d’énergie à essayer d’influencer leurs proches pour que ces derniers adoptent les mêmes pratiques qu’elles-mêmes. Il y a effectivement toujours un risque à projeter ses propres histoires sur l’autre. Mais ce problème est connu, documenté et une personne avertie de son existence a tous les moyens nécessaires pour l’éviter. D’un côté de ce type de situation, il est nécessaire de toujours garder à l’esprit que l’autre est, justement, autre et qu’il peut y avoir une immense différence entre deux parcours de vie, deux situations apparemment semblables. De son côté, la personne qui sent qu’autrui projette sur elle sa propre situation et essaie de l’influencer va devoir s’affirmer et dire clairement « non », même si ça n’est pas facile pour tout le monde.

Un autre chapitre encore est consacré au fait que les femmes ne constituent pas un sexe plus faible que celui des hommes. Le sujet est traité via une conversation qu’elle aurait eue avec une jeune femme provenant d’une société particulièrement patriarcale. Cette jeune femme est en désaccord avec son compagnon au sujet de l’éducation de leur fille et elle est en grand désarroi quand elle constate que les autres hommes de sa communauté refusent de l’entendre. La conversation est intéressante. Mais l’auteure ne va pas jusqu’au fond du sujet. Elle évite de dire à cette jeune femme que, si elle entend vraiment protéger sa fille, elle va devoir très fortement s’affirmer quitte à s’opposer à son compagnon et à prendre des risques potentiellement importants. Plus loin, alors même qu’elle constate que, sous le vernis extérieur, le fond patriarcal n’est vraiment pas loin même dans les sociétés occidentales (4), elle n’aborde pas non plus le fait que les femmes doivent, de ce fait, encore prendre grand soin de défendre vigoureusement leurs droits dans ces mêmes sociétés.

Pour finir, ma vraie réserve concerne son affirmation selon laquelle il serait possible de transformer cette existence en quelque chose de paradisiaque.

En prenant soin de soi, en se respectant profondément, en se libérant de ses traumatismes, en s’affirmant quand c’est nécessaire, j’entends volontiers qu’il est possible de singulièrement améliorer sa qualité de vie, mais sans pour autant qu’il soit possible de parler de paradis. De plus, ce changement ne va pas de soi. Les résistances intérieures peuvent être très fortes, le chemin long, tortueux et compliqué. Les autres sont aussi susceptibles de s’y opposer fortement et le nombre de femmes qui succombent chaque année à un féminicide nous rappelle jusqu’où certains sont susceptibles d’aller.

D’autres changements sont à plus large échelle et nécessitent une évolution de toute la société. Or cela fait des millénaires, au moins, que des personnes particulièrement sensibles et douées mettent les doigts sur ces changements et sur les moyens à notre portée pour y arriver. Cela fait tout aussi longtemps qu’elles subissent les foudres de la société pour ce faire, quand elles n’y perdent pas la vie ! Il y a un moment où nous n’avons plus trop d’autre choix que de faire tant bien que mal avec les limites de cette société (ou alors de quitter ce monde) et cela ne contribue pas à faire de cette existence un paradis.

Le dernier point est que quelqu’un doit se charger du travail difficile, le plus souvent pas fun, voire carrément difficile et usant. Et ce sont souvent les êtres les plus sensibles et les plus éthiques qui s’en chargent, quitte à finir encore plus cabossés par la vie après qu’avant.

Ça n’est pas nécessairement fun et excitant que d’être régulièrement dans un service d’urgence a cinq heures du matin, disponible pour des personnes qui sont entre la vie et la mort. Ça n’est pas nécessairement fun et excitant de prendre soin de personnes très âgées, totalement dépendantes. Ça peut être encore pire quand, dans leur délire, elles vous couvrent d’injures et de coups. Ça n’est pas particulièrement fun non plus de passer une grande part de sa vie à défendre les droits humains, quelle que soit la cause, en effectuant un travail qui peut être épuisant, dans lequel les échecs sont bien plus nombreux que les réussites et dans lequel vous êtes parfois trahi par ceux-là mêmes que vous défendez ! Ça n’est pas nécessairement fun et excitant de mettre toute son énergie à œuvrer à faire évoluer une organisation pour qui c’est une question de survie et alors qu’une minorité de blocage met une énergie colossale à tout figer quitte à recourir au mensonge et aux pires formes de manipulation. Ça n’est pas fun ni excitant de défendre le territoire et l’environnement de peuples premiers face à des organismes qui n’hésiteront pas une seconde a s’en prendre à votre vie, quand ça n’est pas à celle des vôtres ! On peut continuer encore longtemps, la liste est très longue !

Pour conclure, Anita Moorjani me semble avoir un point sérieux quand elle affirme qu’il y a de nombreux cas où nous pouvons rendre notre vie plus pleine et satisfaisante. Nombre de ses points sont sensés et solides. Par contre, il me semble qu’elle sous-estime fortement la difficulté qu’éprouvent la plupart des êtres humains à évoluer vers plus de plénitude. Et j’ai, pour ma part, de très grosses réserves pour ce qui est de passer de « une vie notablement meilleure » au « paradis sur terre ».

 

(1) Anita Moorjani, Dying To Be Me: My Journey from Cancer, to Near Death, to True Healing, Hay House, 2012

(2) Anita Moorjani, What If This Is Heaven?: How I Released My Limiting Beliefs and Really Started Living, Hay House, 2016

(3) Parlement suisse, rejet de la loi sur la prévention de santé, septembre 2012, voir, par exemple : http://www.lematin.ch/suisse/Le-Conseil-des-Etats-enterre-la-loi-sur-la-prevention-sante/story/30500913

(4) En faisant référence aux propos violemment anti-avortement des républicains lors de la campagne électorale américaine de 2016

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